CONCOURS DE NOUVELLES

RESULTATS 2012 - CATEGORIE ADULTE

3ème PRIX

Karine RONDIER

Le paradis perdu

Viktor était insatiable; il avait toujours faim, mais jamais il n'aurait pensé que son appétit démesuré entraînerait une telle catastrophe : un renvoi, un véritable exil, sans autre forme de procès ! Il était pourtant si bien dans cette famille. Monsieur et Madame Denis l'avaient adopté deux ans auparavant et il avait toujours été bien traité. Avant, il avait connu trois autres maisons et à chaque fois, il s'était fait renvoyer, toujours pour les mêmes raisons : il mangeait trop et dérobait de la nourriture en cachette, ce qui avait mis un point final à ses précédentes adoptions. On commençait toujours par le punir, puis par le battre et enfin, quand la situation devenait intolérable, on le rapportait aux éducateurs, comme un vulgaire colis dont on voulait se débarrasser. Comme il était adorable, enjoué et charmeur, il trouvait toujours un nouveau couple prêt à l'adopter. Mais les pauvres gens en venaient toujours à regretter leur coup de cœur... Cette fois-ci, cependant, il avait trouvé un véritable foyer. Deux ans au même endroit, c'était, pour lui, un véritable record ! On le choyait et on lui donnait autant de nourriture qu'il le désirait. Mme Denis, étant elle-même un peu gourmande, lui laissait toujours une assiette remplie de friandises !

            Aujourd'hui était un jour de fête. C'était l'anniversaire de Monsieur Denis ! Son épouse s'affairait dans la cuisine depuis la veille. Elle confectionnait de nombreuses pâtisseries et en particulier son fameux gâteau à l'ancienne qui nécessitait de nombreuses heures de préparation et dont la recette était dans sa famille depuis plusieurs générations. Elle mettait un point d'honneur à ce que tout soit parfait. Il fallait que ses préparations culinaires soient aussi belles que délicieuses. Après des heures de travail et d'efforts, le moment du dîner arriva. Monsieur et Madame Denis avaient invité tous leurs amis. Viktor était évidemment de la fête et comme toujours, il mangeait avidement, mais peu avant le dessert, il eut l'idée d'aller faire un tour dans la cuisine. Et là, il le vit, immense, majestueux, appétissant : le gâteau à l'ancienne ! Il essaya de résister, se souvenant de ses déboires dans ses précédents foyers, mais la bonne odeur de crème qui en émanait était beaucoup trop tentante. Sans s'en apercevoir, comme dans un rêve, il s'approcha peu à peu de la table, irrésistiblement attiré par l'odeur si alléchante qui l'envoûtait à lui en faire perdre la raison. Pendant ce temps les invités riaient et profitaient de ce jour de fête. Personne ne faisait attention à Viktor, qui seul dans la cuisine, était en train d'écrire une nouvelle page de sa vie, dont l'issue allait s'avérer tragique. Comme il n'était pas assez grand pour atteindre le plat, il monta sur une chaise, et en équilibre, par dessus le plateau contenant les verres en cristal, héritage de la grand-mère de Monsieur Denis, il put enfin savourer l'inénarrable gâteau. Mais cela ne lui suffit pas. Il avala une bouchée, puis une autre, si bien qu'il dut se contorsionner pour mordre dans ce qu'il restait du dessert. Au même moment, Madame Denis, vêtue de sa plus belle robe, entra. Surpris, Viktor glissa, entraînant avec lui, les verres en cristal, ainsi que la coupelle de coulis de framboise.

            Le spectacle était affligeant : des débris de verre un peu partout émaillaient le sol de la cuisine, Viktor à terre, ne savait plus s'il saignait ou s'il était enduit de coulis et Madame Denis ouvrait la bouche comme pour articuler un cri qui ne sortait pas. Viktor crut qu'elle était mortellement blessée. Sa nouvelle robe était passée du blanc au rose foncé. Mais non, ce n'était pas du sang mais du coulis ! Un vrai gâchis ! Le cri de la pâtissière désespérée finit par prendre corps. Au début ce n'était qu'un bruit étouffé qui sortit avec peine de son gosier interdit, puis ce fut un cri strident de rage et d'humiliation. Son mari et ses invités se précipitèrent dans la cuisine et Monsieur et Madame Denis se transformèrent en monstres. Eux qui jamais n'avaient élevé la voix sur Viktor, le chassèrent ! Non, cette fois-ci, on ne le ramènerait pas aux éducateurs : il était tout bonnement jeté à la rue, exilé de cette maison, où il pensait avoir enfin trouvé le bonheur. C'était la fin d'une époque, la fin d'un rêve trop bref et trop éphémère.

            « Ainsi se termine ma quatrième adoption », songeait-il, amer, tandis qu'il déambulait dans les rues depuis plusieurs jours, affamé et assoiffé. Aucun visage ami ne lui souriait. Il était devenu un vagabond, il devrait se débrouiller tout seul pour trouver à manger. Où dormirait-il ce soir ? Sans patrie, sans famille, sans maison, le ventre vide et l'esprit tenaillé par la honte, il commençait à ressentir le poids de la fatigue. Il ignorait l'adresse des éducateurs et la ville était immense : un dédale de rues qui se ressemblaient toutes. Un matin, il suivit une dame âgée qui avait un panier rempli de provisions. Il l'implora du regard quand elle tourna la clef dans sa serrure, mais elle ne semblait même pas l'avoir remarqué. Puis, dans un jardin public, il s'approcha d'un petit garçon qui mangeait un sandwich et essaya de lui en voler un morceau ! Mauvais calcul ! La victime se mit à pleurer et à courir en direction de sa mère qui chassa Viktor d'un violent coup de pied. Il n'en revenait pas : personne n'aurait donc pitié d'un pauvre exilé ! Son flanc douloureux lui rappelait les mauvais traitements qu'il avait subis autrefois. Mais que pouvait-il ? Il était si petit, si seul, si abandonné. Et le monde était si grand et si impitoyable.

            Avec tristesse, il contemplait ce jardin public où, heureux et insouciant, il venait jouer avec Madame Denis. Il est difficile d'être exilé de son pays, mais encore plus de l'être dans sa propre ville, car à l'étranger, on peut repartir à zéro, créer une nouvelle vie, oublier le passé, mais dans sa propre ville, il faut vivre le temps du malheur dans les lieux mêmes où l'on a connu le bonheur. Il était condamné à errer dans sa ville, dans son quartier même, sans jamais pouvoir regagner sa maison, dont il était à jamais banni. Se nourrissant de restes trouvés dans les poubelles, et parfois de la charité publique, il marchait sans aucun but, en évitant sa rue, en s'en éloignant de jour en jour, pour se perdre dans le dédale labyrinthique des rues... La nuit, il rêvait aux friandises de Madame Denis, aux promenades dans les bois en compagnie du couple. Les entailles faites par les tessons des verres à champagne avaient fini par cicatriser. Seules restaient les blessures morales qui semblaient devoir à jamais étreindre son cœur.

            Il était dans la rue depuis plusieurs jours. Les passants commençaient à se retourner sur son passage, car son allure devenait affligeante. Un jour, le considérant gravement, un homme s’exclama :

« Il traîne dans le quartier depuis trop longtemps. Il faudrait appeler la police, c'est insensé ! On ne va pas le laisser ainsi ! ».

Saisi de peur, Viktor s'enfuit. Il courut, en fermant les yeux, aussi loin qu'il put, droit devant lui, mais la force de l'habitude l'avait ramené juste devant chez lui. Enfin, pas exactement. Ce n'était plus chez lui. C'était la demeure des Denis.  Le foyer où il avait été heureux, mais dont il était banni à jamais. Toutes ses adoptions manquées lui revinrent à l'esprit. Toutes les brimades, tous les renvois, tous ses rêves détruits par la dure réalité d'une vie cruelle. Il n'aurait jamais d'endroit à lui, de maison attitrée... Il en serait toujours ainsi : rejeté de tous, accepté par personne, il voyait se profiler devant ses yeux des années d'errance et de solitude. Même si on l'adoptait à nouveau, tôt ou tard, on finirait par le chasser, par l'exiler à nouveau...

Soudain un cri se fit entendre et déchira les sombres pensées qui étreignaient son âme dans un étau :

- «  Mon dieu ! C'est lui ! C'est Viktor ! Viens vite voir ! Il est là ! Il est de retour !».

Monsieur Denis, à la fenêtre, appelait son épouse, les yeux humides de joie et de soulagement.

« Et dire que cela fait des jours qu'on le cherche partout ! Comme je regrette d'avoir été si dur avec lui. Viktor ! Viktor ! Viens ! Viens vite ! Viens vite, mon chien ! Chérie prépare son écuelle, il doit être affamé ».

Viktor, courut aussi vite que ses quatre pattes le lui permettaient et fit la fête à ses maîtres, trop heureux que son exil s'achève ainsi.

Viktor était insatiable; il avait toujours faim, mais jamais il n'aurait pensé que son appétit démesuré entraînerait une telle catastrophe : un renvoi, un véritable exil, sans autre forme de procès ! Il était pourtant si bien dans cette famille. Monsieur et Madame Denis l'avaient adopté deux ans auparavant et il avait toujours été bien traité. Avant, il avait connu trois autres maisons et à chaque fois, il s'était fait renvoyer, toujours pour les mêmes raisons : il mangeait trop et dérobait de la nourriture en cachette, ce qui avait mis un point final à ses précédentes adoptions. On commençait toujours par le punir, puis par le battre et enfin, quand la situation devenait intolérable, on le rapportait aux éducateurs, comme un vulgaire colis dont on voulait se débarrasser. Comme il était adorable, enjoué et charmeur, il trouvait toujours un nouveau couple prêt à l'adopter. Mais les pauvres gens en venaient toujours à regretter leur coup de cœur... Cette fois-ci, cependant, il avait trouvé un véritable foyer. Deux ans au même endroit, c'était, pour lui, un véritable record ! On le choyait et on lui donnait autant de nourriture qu'il le désirait. Mme Denis, étant elle-même un peu gourmande, lui laissait toujours une assiette remplie de friandises !

            Aujourd'hui était un jour de fête. C'était l'anniversaire de Monsieur Denis ! Son épouse s'affairait dans la cuisine depuis la veille. Elle confectionnait de nombreuses pâtisseries et en particulier son fameux gâteau à l'ancienne qui nécessitait de nombreuses heures de préparation et dont la recette était dans sa famille depuis plusieurs générations. Elle mettait un point d'honneur à ce que tout soit parfait. Il fallait que ses préparations culinaires soient aussi belles que délicieuses. Après des heures de travail et d'efforts, le moment du dîner arriva. Monsieur et Madame Denis avaient invité tous leurs amis. Viktor était évidemment de la fête et comme toujours, il mangeait avidement, mais peu avant le dessert, il eut l'idée d'aller faire un tour dans la cuisine. Et là, il le vit, immense, majestueux, appétissant : le gâteau à l'ancienne ! Il essaya de résister, se souvenant de ses déboires dans ses précédents foyers, mais la bonne odeur de crème qui en émanait était beaucoup trop tentante. Sans s'en apercevoir, comme dans un rêve, il s'approcha peu à peu de la table, irrésistiblement attiré par l'odeur si alléchante qui l'envoûtait à lui en faire perdre la raison. Pendant ce temps les invités riaient et profitaient de ce jour de fête. Personne ne faisait attention à Viktor, qui seul dans la cuisine, était en train d'écrire une nouvelle page de sa vie, dont l'issue allait s'avérer tragique. Comme il n'était pas assez grand pour atteindre le plat, il monta sur une chaise, et en équilibre, par dessus le plateau contenant les verres en cristal, héritage de la grand-mère de Monsieur Denis, il put enfin savourer l'inénarrable gâteau. Mais cela ne lui suffit pas. Il avala une bouchée, puis une autre, si bien qu'il dut se contorsionner pour mordre dans ce qu'il restait du dessert. Au même moment, Madame Denis, vêtue de sa plus belle robe, entra. Surpris, Viktor glissa, entraînant avec lui, les verres en cristal, ainsi que la coupelle de coulis de framboise.

            Le spectacle était affligeant : des débris de verre un peu partout émaillaient le sol de la cuisine, Viktor à terre, ne savait plus s'il saignait ou s'il était enduit de coulis et Madame Denis ouvrait la bouche comme pour articuler un cri qui ne sortait pas. Viktor crut qu'elle était mortellement blessée. Sa nouvelle robe était passée du blanc au rose foncé. Mais non, ce n'était pas du sang mais du coulis ! Un vrai gâchis ! Le cri de la pâtissière désespérée finit par prendre corps. Au début ce n'était qu'un bruit étouffé qui sortit avec peine de son gosier interdit, puis ce fut un cri strident de rage et d'humiliation. Son mari et ses invités se précipitèrent dans la cuisine et Monsieur et Madame Denis se transformèrent en monstres. Eux qui jamais n'avaient élevé la voix sur Viktor, le chassèrent ! Non, cette fois-ci, on ne le ramènerait pas aux éducateurs : il était tout bonnement jeté à la rue, exilé de cette maison, où il pensait avoir enfin trouvé le bonheur. C'était la fin d'une époque, la fin d'un rêve trop bref et trop éphémère.

            « Ainsi se termine ma quatrième adoption », songeait-il, amer, tandis qu'il déambulait dans les rues depuis plusieurs jours, affamé et assoiffé. Aucun visage ami ne lui souriait. Il était devenu un vagabond, il devrait se débrouiller tout seul pour trouver à manger. Où dormirait-il ce soir ? Sans patrie, sans famille, sans maison, le ventre vide et l'esprit tenaillé par la honte, il commençait à ressentir le poids de la fatigue. Il ignorait l'adresse des éducateurs et la ville était immense : un dédale de rues qui se ressemblaient toutes. Un matin, il suivit une dame âgée qui avait un panier rempli de provisions. Il l'implora du regard quand elle tourna la clef dans sa serrure, mais elle ne semblait même pas l'avoir remarqué. Puis, dans un jardin public, il s'approcha d'un petit garçon qui mangeait un sandwich et essaya de lui en voler un morceau ! Mauvais calcul ! La victime se mit à pleurer et à courir en direction de sa mère qui chassa Viktor d'un violent coup de pied. Il n'en revenait pas : personne n'aurait donc pitié d'un pauvre exilé ! Son flanc douloureux lui rappelait les mauvais traitements qu'il avait subis autrefois. Mais que pouvait-il ? Il était si petit, si seul, si abandonné. Et le monde était si grand et si impitoyable.

            Avec tristesse, il contemplait ce jardin public où, heureux et insouciant, il venait jouer avec Madame Denis. Il est difficile d'être exilé de son pays, mais encore plus de l'être dans sa propre ville, car à l'étranger, on peut repartir à zéro, créer une nouvelle vie, oublier le passé, mais dans sa propre ville, il faut vivre le temps du malheur dans les lieux mêmes où l'on a connu le bonheur. Il était condamné à errer dans sa ville, dans son quartier même, sans jamais pouvoir regagner sa maison, dont il était à jamais banni. Se nourrissant de restes trouvés dans les poubelles, et parfois de la charité publique, il marchait sans aucun but, en évitant sa rue, en s'en éloignant de jour en jour, pour se perdre dans le dédale labyrinthique des rues... La nuit, il rêvait aux friandises de Madame Denis, aux promenades dans les bois en compagnie du couple. Les entailles faites par les tessons des verres à champagne avaient fini par cicatriser. Seules restaient les blessures morales qui semblaient devoir à jamais étreindre son cœur.

            Il était dans la rue depuis plusieurs jours. Les passants commençaient à se retourner sur son passage, car son allure devenait affligeante. Un jour, le considérant gravement, un homme s’exclama :

« Il traîne dans le quartier depuis trop longtemps. Il faudrait appeler la police, c'est insensé ! On ne va pas le laisser ainsi ! ».

Saisi de peur, Viktor s'enfuit. Il courut, en fermant les yeux, aussi loin qu'il put, droit devant lui, mais la force de l'habitude l'avait ramené juste devant chez lui. Enfin, pas exactement. Ce n'était plus chez lui. C'était la demeure des Denis.  Le foyer où il avait été heureux, mais dont il était banni à jamais. Toutes ses adoptions manquées lui revinrent à l'esprit. Toutes les brimades, tous les renvois, tous ses rêves détruits par la dure réalité d'une vie cruelle. Il n'aurait jamais d'endroit à lui, de maison attitrée... Il en serait toujours ainsi : rejeté de tous, accepté par personne, il voyait se profiler devant ses yeux des années d'errance et de solitude. Même si on l'adoptait à nouveau, tôt ou tard, on finirait par le chasser, par l'exiler à nouveau...

Soudain un cri se fit entendre et déchira les sombres pensées qui étreignaient son âme dans un étau :

- «  Mon dieu ! C'est lui ! C'est Viktor ! Viens vite voir ! Il est là ! Il est de retour !».

Monsieur Denis, à la fenêtre, appelait son épouse, les yeux humides de joie et de soulagement.

« Et dire que cela fait des jours qu'on le cherche partout ! Comme je regrette d'avoir été si dur avec lui. Viktor ! Viktor ! Viens ! Viens vite ! Viens vite, mon chien ! Chérie prépare son écuelle, il doit être affamé ».

Viktor, courut aussi vite que ses quatre pattes le lui permettaient et fit la fête à ses maîtres, trop heureux que son exil s'achève ainsi.

 

Karine RONDIER