CONCOURS DE NOUVELLES

RESULTATS 2012 - CATEGORIE LYCEE

Diane OMER - en classe de 1ère au Lycée Louis Barthou à Pau (64)

L’odeur des petits lardons et des oignons grillés

Une bonne raison de se mettre à la table à la maison, si on devait en choisir une parmi les milles existantes, serait la bonne ambiance qu’il y règne… Ou plutôt devrais-je dire qui y régnait.

 

Je me souviens encore de ces temps heureux, où nous mangions tous ensemble autour de la grande table familiale de la salle à manger, toujours dans la bonne humeur, ou presque.

 

A cette époque-là, nous étions encore tous les cinq, ma femme, nos trois enfants… Et moi, bien sûr. Chaque soir, c’était la même routine, qui n’était pas pour me déplaire : mon fils aîné sortait du collège – plus tard ce fut du lycée – avec sa sœur, et tous deux ensembles allaient chercher leur petit frère à l’école. Ils rentraient tous les trois, commençaient leurs devoirs, et j’arrivais.

 

A la maison, chacun avait sa tâche. Ma femme faisait la cuisine – non par préjugé mysogine mais tout simplement à cause de mon incompétence dans ce domaine – et moi, je m’occupais de tout le reste. J’aidais les enfants dans leur travail, et ceux-ci contribuaient aux tâches ménagères dont je m’occupais la plupart du temps.

 

En somme, nous étions une famille équilibrée, qui vivait relativement heureuse, avec bien sûr son lot de disputes et de problèmes quotidiens mais ni plus ni moins que les autres, en quantité suffisante pour ne pas se sentir privilégiés, mais pas trop, pour ne pas en être accablés. Nous étions ce que l’on pourrait appeler une famille « normale », dans la norme, ni trop blanche, ni trop noire, d’un gris tout à fait moyen et peut-être même un peu fade.

 

Ce qui, en revanche, était totalement dépourvu de fadeur chez nous – parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose – était le moment du repas. Mais même avant, les moments qui précédaient… Même avant, tout cela était toujours empli de la même saveur…

 

Quand ma femme rentrait, c’était toujours le même petit rituel. Elle allait poser ses affaires dans le bureau, puis s’asseyait à la table de la cuisine. Je la rejoignais, nous servais deux verres, et nous nous racontions nos journées respectives, simplement, sans nous soucier de rien d’autre au monde. Ce qui nous faisait redescendre sur Terre, c’était toujours les enfants.

 

Nous ne mesurions pas le temps, quand nous parlions, avec ma femme. Il se distordait, s’allongeait, se prolongeait, jusqu’à l’instant où un des enfants venait tirer sur la jupe de ma femme en prononçait l’habituelle phrase « Maman, j’ai faim. Quand est-ce qu’on mange ? ». Elle souriait, se levait et déclarait d’un ton calme et sans réplique : « Bientôt ». Alors elle me regardait, et je partais occuper les enfants. Elle n’aimait pas qu’on traîne dans ses pattes quand elle cuisinait.

 

Elle n’aimait pas cela ; elle détestait cela, même. Mais nous, nous adorions la voir cuisiner. C’était comme un spectacle, qui éveillait tous nos sens avant l’heure tant attendue du repas. Une fois que nous avions mis la table et tout réglé, nous nous asseyions, à bonne distance pour ne pas la déranger, et nous regardions.

 

Il y avait un plat, particulièrement, qu’elle savait bien réussir ; un plat qui nous séduisait plus que les autres, dont elle seule avait le secret. Oh, c’était quelque chose de tout simple, oui, juste des pâtes, des pâtes à la crème, aux oignons et aux lardons, mais il y avait quelque chose en plus, un arrière-goût de bonheur paisible, tranquille.

 

Nous la voyions s’affairer, jetant les spaghettis dans l’eau bouillante en les remuant, et faire cuire à côté les oignons et les petits lardons.  Ah, les petits lardons ! Les petits lardons de ma femme, c’était toujours toute une histoire. Je croyais qu’il y avait quelque chose de magique, là-dedans. D’abord, il y avait le bruit, ce bruit faible mais charmant, le bruit des lardons qui grésillaient dans la poêle, faisant pétiller de joie les gouttes d’huile brûlante. Et puis montaient les effluves, le doux parfum des lardons et des oignons, ce vieux parfum délicieux qui, dans un langage très ancien, devait raconter une histoire de joie et de bonheur. Une bonne raison de se mettre à table, oui, à la maison, c’était l’odeur des petits lardons et des oignons grillés.

 

La cuisine, disait ma femme, c’est comme une histoire. Une histoire qu’on raconte, une histoire qu’on écoute, je ne sais pas. Ça dépend des gens, sûrement. Mais ça reste une histoire, que chacun réinvente à sa manière.

 

Et à chaque repas, c’était une nouvelle histoire. Il y avait dans ce qu’elle cuisinait une forme d’art, de poésie. Nous n’étions pas croyants, non, mais à chaque début de repas, il y avait comme une forme de recueillement, de prière mentale et muette. Nous avions appris à nos enfants à être reconnaissants heureux des petits bonheurs que la vie pouvait leur apporter ; et à ne pas trop haïr lorsqu’il leur arrivait un malheur.

 

Mais une fois ce moment de tranquillité silencieuse passé, tout redevenait comme avant ; la discussion allait bon train, et nous bavardions tranquillement durant toute la durée du repas qui était, à chaque fois, incomparablement délicieux.

 

C’était là notre quotidien joyeux et paisible, de cet ancien temps où nous étions tous ensemble… Que s’est-il passé ensuite ? Je l’ignore. C’est venu progressivement, comme un poison insidieux qui, petit à petit, a détruit notre bonheur. Au début, nous ne voyions rien, et puis c’est tombé, et j’ai fini par me rendre compte de tout.

 

C’est l’an dernier que j’ai compris ; l’an dernier, durant le froid mois de décembre… Ce mois-là, justement, ce mois où tout le monde n’a de tête que pour les réjouissances, eh bien moi, j’ai enterré ma femme. C’est à ce moment-là, lorsque je suis reparti, seul, du cimetière, que j’ai compris. J’ai enfin compris que rien ne serai plus comme avant, que les choses avaient changé, définitivement.

 

Les enfants étaient partis, un à un, et puis, maintenant, c’était elle… Ne restait plus que moi, moi seul, abandonné de tous, et en particulier de cette félicité. Les choses changent, voyez-vous, le temps passe, et tout passe avec lui, bonheur ou tristesse.

 

J’ai eu ma période heureuse ; je n’ai pas à me plaindre. Il ne me reste plus, maintenant, qu’à attendre ; attendre que le temps et la mort fassent leur ouvrage, et me ramènent là où celle que j’aime s’est envolée.

 

Une bonne raison de se mettre à table, chez moi, je n’en vois pas vraiment… Ou s’il y en a une, c’est peut-être de se souvenir. Se souvenir du bon vieux temps, et puis de l’odeur des petits lardons et des oignons grillés

 

Diane OMER