CONCOURS DE NOUVELLES

RESULTATS 2015 - CATEGORIE ADULTE

1er PRIX

François AUSSANAIRE - de Langueux (22)

UNE GRANDE HISTOIRE D’AMOUR

            - C’est invraisemblable ! C’est la deuxième fois aujourd’hui qu’il n’y a plus d’eau dans la salle de bains. Au prix que ça me coûte, c’est intolérable.

            Confortablement installé dans un profond fauteuil de rotin, apparemment serein, il observait sa jeune épouse faire rageusement les cent pas sur le sol vitré de leur bungalow sur pilotis, quelques centimètres seulement au-dessus de poissons totalement indifférents à toute cette agitation. Si ce n’était la formulation de la phrase, que quelqu’un de moins placide que lui aurait pu trouver vexante, il s’amuserait presque de la voir ainsi agiter sa colère et les dentelles roses de son maillot de bains aux quatre coins de la pièce.

            - Tu sais, chérie, ce n’est pas tellement étonnant. L’eau est rare sur un si petit atoll. Il n’est pas surprenant qu’ils la rationnent.

            Elle s’arrêta net de tourbillonner pour le fixer, les yeux exorbités.

            - Au prix que me coûte ce séjour, ils n’ont qu’à la dessaler. Ce n’est pas pour la boire, leur foutue flotte. Juste pour pouvoir se laver.

            Encore cette formulation ! Ce pronom personnel employé aux seules fins de lui démontrer que ce sont elle, sa famille et ses amis à elle qui ont payé la quasi-totalité de leur voyage de noces.

Mais était-ce sa faute, à lui, s’il n’avait plus aucune famille, très peu d’amis et un bien modeste salaire ?

Bien que marié depuis peu, il savait qu’il ne fallait pas entrer dans son jeu, que ça ne résoudrait rien et que ça ne ferait qu’alourdir le climat déjà lourd de ce voyage de noces auquel il ne tenait pas plus que cela et qu’il regrettait déjà d’avoir accepté.

Il ne pouvait cependant pas ne pas réagir, au moins un minimum. Question de fierté et afin de ne pas trop lui laisser croire qu’elle pouvait tout décider et tout se permettre, même si en pratique c’était pourtant toujours le cas.

            - Dessaliniser !

            - Pardon ?

            - On dit dessaliniser. Ce sont les morues que l’on dessale et, accessoirement, les femmes coincées.

            - Très drôle. Très fin. On s’en fout du verbe ; c’est la situation qui compte. Et ne me parle plus de poissons, je te prie. Il n’y a que ça, ici. Sous les pieds, en photos sur les murs, dans nos assiettes, en souvenirs dans les boutiques. C’est l’overdose.

            A court de souffle, et peut-être d’arguments, elle alla s’allonger sur le lit, en prenant soin de ne pas regarder les poissons qui nageaient en-dessous.

Il lui laissa le temps de laisser sa colère retomber avant de la rejoindre sur le lit. Ils étaient en voyage de noces, après tout ! Il chercha à l’embrasser, à la prendre dans ses bras mais, à sa grande surprise, elle le repoussa. Assez vivement.

            - Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne veux pas ?

            - Je ne peux pas, répondit-elle sèchement.

            - Pardon ?

            Elle le regarda, interloquée.

            - Tu es con ou quoi ?

            Confus de sa maladresse, il chercha à se reprendre.

            - C’est quand-même dommage. Pile cette semaine, pendant notre voyage de noces.

            - Parce que tu crois que j’ai choisi, répliqua t-elle.

            Il bredouilla, de plus en plus mal à l’aise :

            - Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Ce n’est pas grave.

            Profitant de la situation et de la gêne de son mari, ce fut à son tour d’ironiser.

            - Non, tu as raison. Ce n’est pas grave. C’est même assez courant, tu sais.

            Il tenta à nouveau de la prendre dans ses bras et de rattraper ses bourdes.

            - Je sais. Comme je sais aussi que l’on peut faire bien d’autres choses quand on est deux et que l’on est amoureux.

            Elle se redressa d’un bond pour aller s’asseoir au coin du lit.

            - N’y pense même pas ! Ne compte pas sur moi pour faire ce à quoi tu penses !

            Elle se leva et recommença à arpenter la pièce, avant de poursuivre.

            - En plus, je suis couverte de coups de soleil. Ça me fait un mal de chien. Dans ce foutu pays, tu passes à peine deux heures dehors et tu te retrouves écarlate des pieds à la tête, même enduite de crème solaire. Et comme ici, à part le tour de l’île à pied, dans un sens puis dans l’autre, ou bien plonger à longueur de journée pour regarder ces crétins de poissons, tu n’as rien d’autre à faire que de t’allonger sur le sable et cramer. Voilà le résultat ! Le Bonheur !

            Il la regarda, plus affligé que compatissant.

            - Je ne te comprends pas. Si tu n’aimes ni le soleil, ni le sable, ni la mer, ni les poissons, pourquoi as-tu choisi les Maldives pour notre voyage de noces ? A part pour faire crever de jalousie tes copines et fanfaronner devant tes collègues au retour.

            Le regard qu’elle lui lança valait toutes les réponses.

Le séjour n’en était qu’à la moitié et, s’ils voulaient ne pas en arriver à se taper dessus, autant par agacement réciproque que par désœuvrement, il lui fallait absolument trouver une idée.

Il réfléchit rapidement.

            - Ecoute. Voilà ce que je te propose. Reste tranquillement à l’ombre aujourd’hui à soigner tes coups de soleil. Prends un bouquin, regarde une vidéo et demain, quand ça ira mieux, je t’emmène en bateau faire le tour des atolls des environs. L’hôtel loue des petits catamarans qui m’ont l’air pas mal du tout.

            - Des quoi ?

            - Des petits voiliers légers à deux coques. Très manœuvrants et qui peuvent s’échouer sur n’importe quelle plage. Tu verras, tu vas adorer.

            Absolument pas convaincue, elle le foudroya du regard, avant d’exploser une nouvelle fois.

            - Tu es complètement fou ou quoi ? Tu sais parfaitement que je n’ai jamais fait de bateau et que j’ai horreur de ça.

            Il ne s’émut pas de la virulence de la réponse. Il l’avait prévue.

            - Je ne vois pas comment tu peux dire que tu n’aimes pas ça, puisque justement, tu n’en as jamais fait. Ne t’inquiète pas. J’ai fait cinq étés aux Glénans. Je sais parfaitement naviguer. Je m’occuperai de tout et toi, tu n’auras qu’à te laisser faire et admirer le paysage. Tout se passera bien.

            - Aux quoi ?

            - Aux Glénans. Un archipel dans le Finistère. Un peu comme ici mais en moins chaud. La meilleure école de voile de France. J’ai tous mes diplômes de moniteur. Alors, autant qu’ils servent à quelque chose.

            - On verra, bougonna t’elle avant de s’affaler dans un fauteuil et de feuilleter nerveusement le premier magazine qui lui tomba sous la main.

            C’est déjà un progrès, songea t-il.

 

 

            Elle était debout sur la plage, face à la mer, détendue comme un condamné à mort devant le peloton d’exécution, regardant son mari vérifier les derniers réglages du catamaran. Elle s’était habillée des pieds à la tête, malgré la chaleur déjà forte du matin, afin de ne laisser aucune chance de la brûler au soleil tant redouté. Elle avait juste refusé le gilet de sauvetage qu’il lui avait conseillé de porter, prétextant, avait-elle déclaré sur un ton qui ne supportait pas la contradiction, qu’il était moche et qu’il la boudinerait.

Ils avaient rapidement pris la mer, poussés par une bonne brise, suffisamment établie pour lui permettre de temps en temps de soulever l’une des coques, déclenchant à chaque fois des cris d’effroi teintés de colère chez la jeune femme.

Ils avaient fait le tour de quelques atolls avant de s’arrêter sur l’un d’eux, totalement désert pour y déjeuner et s’y baigner. Le climat n’était pas encore revenu au beau fixe entre eux, mais l’amélioration était cependant visible. La jeune femme semblait même apprécier cette escale inattendue et totalement nouvelle pour elle. Ils étaient seuls au monde. Presque heureux. Leur séjour commençait enfin à ressembler à un voyage de noces.

Au retour, elle se sentit grisée par la vitesse du bateau et certainement aussi par le vin rosé, frais et sucré, qu’ils avaient abondamment consommé au déjeuner. Elle l’invita à plusieurs reprises à accélérer la course du catamaran, à faire décoller toujours davantage la coque sur laquelle elle était installée.

Ils n’allaient jamais assez haut, jamais assez vite pour elle. Elle remplaça rapidement les encouragements par des reproches puis bientôt des insultes, mettant même en doute ses compétences de marin tout autant que sa virilité.

            Elle voulait avoir du sport. Elle allait en avoir !

Il mit le cap sur le large, où le vent était plus établi et la mer davantage formée. Pendant près d’une heure, il lui fit la démonstration de ses talents de barreur et de son sens de la navigation, toujours à la limite de la rupture, jusqu’à ce qu’elle lui demande enfin, puis le supplie, d’arrêter.

Il n’en fit rien.

Entre deux vagues et deux séances de glisse sur une coque, elle trouva encore la force de l’insulter à nouveau, lui intimant l’ordre de rentrer à l’hôtel ou même de la déposer sur le premier atoll venu.

Sans plus de succès.

            Une vague plus forte que les autres se profila à l’horizon. Il engagea sciemment le catamaran dans son creux, à pleine allure. Le bateau ne résista pas et se retourna presque immédiatement. La passagère se retrouva à l’eau, coincée sous la grand voile alors que le barreur fut éjecté à plusieurs mètres de distance. Relié au bateau par un solide filin de sécurité, il n’eut aucun mal à regagner l’embarcation chavirée, dont le mat brisé n’était plus retenu que par ses haubans.

Une fois parvenu à grimper sur la coque renversée, il entendit la jeune femme se débattre sous la voile qui formait comme une chape pesante et infranchissable. Elle appelait à l’aide, criait, donnait coups de tête et coups de poings contre la solide toile pour tenter de s’en échapper. En pure perte ; le manque de pratique et de lucidité l’empêchant de plonger pour passer sous le bateau et ressortir à l’air libre.

Il la regarda se débattre, sans esquisser le moindre mouvement pour se porter à son secours. Il lui aurait pourtant été fort simple de plonger sous la coque, la rejoindre et la ramener avec lui.

Elle ne tardera pas à s’étouffer et à se noyer, songea t-il. Ce n’est pas très résistant ces petites choses-là. Ça râle, ça crie, ça hurle, mais ça ne résiste pas au premier chavirage venu.

Les faits lui donnèrent rapidement raison.

            En larmes et entre deux crises de nerfs, il n’aurait pas de mal à convaincre les sauveteurs que dans l’accident, il avait été presque assommé par la baume et n’avaient dû son salut qu’au fait d’avoir pu seulement s’agripper à l’une des coques. Il n’avait pas pu lui porter secours, c’était bien évident. Ce serait donc un terrible accident, un drame de la mer, comme il en arrive hélas trop souvent aux jeunes couples amoureux et inconscients.

            Il ne remercierait jamais assez la famille et amis de sa femme de leur avoir offert ce magnifique voyage de noces.

François AUSSANAIRE