CONCOURS DE NOUVELLES

RESULTATS 2015 - CATEGORIE ADULTE

2ème PRIX

Karine GUITON - de Toulouse (31)

Jane, Jeannine et Ninine

Sous le chapeau de paille, son visage constellé de tâches de soleil ressemble à une part de gruyère. Elle tripote rêveusement son collier de bon goût qu’elle a choisi court et perlé, comme son prénom. Elle aime entendre ses nouvelles amies du scrabble l’appeler Jane. Deux syllabes délicates et parfaites. Elle s’imagine vieille dame anglaise, à l’accent distingué et à la fortune confortable. Mais Jeannine Cazaux, née de parents ouvriers à Toulouse, n’est ni noble ni riche. Elle ne possède pas de résidence secondaire à Narbonne ou en Ariège. Cependant, depuis qu’elle est à la retraite, elle s’offre un voyage par an avec Bernard, son mari. A chaque retour, elle pavane, enjolive ses récits et élabore un classement des sorties organisées par le club des personnes âgées. 1 : Croisière sur le Rhône (reposant) ; 2 : Châteaux de la Loire (fatigant), 3 : Paris (pollué) ; 4 : Corse (caniculaire) ; 5 : Espagne (trop de touristes à Pâques). Demain, Jane part pour le golfe de Naples. Elle a promis aux scrabbleuses envieuses de tenir un journal détaillé.

 

Dimanche.

Après vingt heures de voyage en bus, arrivée en Italie dans l’après-midi. Soirée de bienvenue : les participants s’agitent mollement au son des mandolines après avoir englouti quelques kilos de spécialités pseudo-italiennes. Jane soupire : elle n’a rien en commun avec ces jeunes retraités optimistes. Bulldozers tyranniques, ils pulvérisent sans état d’âme la mélancolie vitale aux pessimistes. Jane aime s’abreuver de sombres prédictions, de sentiments tragiques et profonds. Dès 21h30, elle monte dans sa chambre. Bernard la suit en gémissant : « Ninine, on s’amusait bien pourtant. Pourquoi fais-tu cette tête ? On dirait un ornithorynque !». Ils lisent en silence dans leurs lits jumeaux. La lumière éteinte, elle dit froidement : « Tâche de ne pas ronfler cette nuit, j’aimerais être en forme pour demain. »

 

Lundi.

Napoli : fantaisiste, turbulente, éruptive. Ruelles sombres et étroites, cathédrales flamboyantes, scooters pétaradants, pizzas divines, glaces onctueuses, oh, regardez ces santons, n’est-ce pas qu’ils sont mignons ? Pas de course, pas le temps, de rêver, de traîner. Les napolitains regardent passer, goguenards, le docile troupeau français. Il y a cinquante ans, lors de son voyage en Toscane avec la paroisse, Jeannine était mince et élégante : on la sifflait copieusement dans les rues de Florence. Aujourd'hui, plus personne ne la remarque. Bernard y compris.

 

Mardi.

Francesca (la guide aux jambes indécentes) récite son discours-fleuve dans un français aux sonorités roucoulantes : « Il Vésuvio, haut de 1281 mètres, n’est en fait qu’endormi. En 1944, il... ». Jane n’écoute pas, elle observe le volcan, ennemi potentiel. Il pourrait s’énerver pendant leur semaine de vacances, les noyer dans sa bave brûlante. Elle a imaginé les pires scénarios avant de venir ici, se réveillant toutes les nuits, la poitrine oppressée. Par miracle, une pluie diluvienne s’abat sur le groupe à l’instant où il s’apprête à grimper. L’ascension du monstre est annulée. Jane est trempée mais soulagée. C’est un signe : elle ne mourra pas aujourd’hui. Quartier libre à l’hôtel.

 

Mercredi.

Pompéi. Trop de touristes, trop de pierres, trop de soleil. « Et encore, Signora Cazaux, ne vous plaignez pas, nous ne sommes qu’en mai. En juin, c’est orribile ! » Francesca est exaspérante : elle a toujours le dernier mot. Jane est déçue : pas une seule oreille compatissante dans ce groupe pour écouter ses lamentations. Quand à Bernard, il l’a abandonnée au Lupanar.  

 

Jeudi.

Le chauffeur suicidaire file sur la route en lacets de la côte amalfitaine. Jane a envie de vomir. A Positano, elle s’allonge sur le sable gris de la plage. Bernard bavarde avec Jacqueline qui s’esclaffe à ses plaisanteries stupides. Jane ferme les yeux, tente d’ignorer ce léger pincement de jalousie qui l’indispose. Bernard le sexagénaire n’a plus rien à voir avec le jeune homme prévenant de ses vingt ans. Celui qui lui avait demandé sa main un soir d’été sur la place de la Daurade. La Garonne clapotait, les canards barbotaient et Jeannine rosissait. C’était avant, au temps où ils faisaient des randonnées de six heures dans les Pyrénées sans se fatiguer. Au temps où ils s’aimaient vraiment.

 

Vendredi.

Dans le bateau pour Capri, Jane choisit une place sur le pont, loin du groupe de retraités excités. Bernard maugrée : « Ninine, pourquoi tu te caches comme une fouine ? Tu ne veux pas rester avec les autres ? Ils sont sympas, pourtant ! ». Il finit par la suivre, comme toujours. Elle claque des doigts, il accourt. C’est ainsi depuis trente-cinq ans, depuis ce jour où un médecin catégorique a proclamé la sentence qui a bouleversé leur vie : Bernard est stérile. Avec les années, Jeannine s’est aigrie, elle a grossi. Bernard s’est éteint, il a maigri. Quatre-vingt quinze kilos de frustration. Soixante-trois de culpabilité. Face à son éternelle mauvaise humeur, Bernard a cessé de l’admirer, de la complimenter. Aujourd’hui, à soixante cinq ans, Jane déteste à peu près tout : les adultes, les enfants, les familles, le bruit, le bonheur. Ses petits yeux porcins scrutent ses voisins de bateau. Caricaturaux : le couple bobo, le dragueur frimeur, la grue décolorée, Monsieur-je-sais-tout et son regard suffisant.

La guide s’agite soudain, beugle un Capri ! enthousiaste. Les touristes s’agitent, courent immortaliser la silhouette mythique à l’avant du navire. Bernard est tenté, mais Jane le retient : « Inutile, c’est en contre-jour. On achètera des cartes postales. ». Sage décision. Car une fois lancé, Bernard ne sait pas s’arrêter. Il dégaine son nouvel appareil numérique toutes les cinq minutes, produisant d’innombrables photos ratées.

Déversés sur le quai de Marina Grande, les joyeux retraités fredonnent la chanson de Vilard. Barques colorées dans le port animé, boutiques à souvenirs, brouhaha en toutes langues. Cohue vers le funiculaire. Dans la foule, le groupe de français avance à petits pas, fixe avec angoisse le compteur où défile le nombre de voyageurs encore autorisés à monter dans les wagonnets. 8-3-2-1 : Jane a juste le temps de se faufiler derrière Bernard, elle est la dernière passagère. Dans l’habitacle, elle étouffe, coincée entre une fausse blonde aux bracelets dorés et un homme imperturbable en costume noir. Elle ne peut plus respirer, sa bouche s’ouvre, elle voudrait crier. Elle va s’évanouir. Mourir là, comme une misérable chose au milieu de chairs en sueur, loin de Toulouse, loin de tout. Les portes s’ouvrent enfin. Jane jaillit sur le quai et s’arrête, interdite.

Océan de verdure parsemé de points blancs, falaises grises, mer d’azur.

La vue est si incroyable qu’elle n’a pas la présence d’esprit d’empêcher son mari de mitrailler les alentours. Elle respire, elle savoure. Pas longtemps. « Suivez-moi, nous allons maintenant découvrir la célèbre piazza Umberto I ». Cafés, restaurants aux prix exorbitants, frime et lunettes noires. Ruelles tortueuses : blanc éclatant, boutiques luxueuses. « Nous allons marcher jusqu’aux jardins d’Auguste, desquels nous pourrons admirer les Faraglionis, célèbres rochers de Capri… ». Deux mini montagnes plantées au milieu du turquoise. Pas de doute, l’ensemble est époustouflant. Jane concède à Bernard une photo de couple, sur fond de paradis, prise par Jacqueline qui minaude. « Voici la voie Krupp qui serpente jusqu’à Marina Piccola…. ». A l’ombre des pins parasols, Jane écoute son estomac qui proteste. Elle s’approche de la guide, ose une question : « Irons-nous voir la maison de l’écrivain Malaparte où Godard a filmé Le Mépris ? ». Francesca esquisse une moue réprobatrice : « Ce n’est pas prévu dans le programme, Signora Cazaux. Après la pause-déjeuner, c’est la maison de Tibère que nous irons visiter ».

Un tyran, ce programme. Jane a payé une fortune pour passer des vacances sous dictature.  Elle blêmit, suffoque, éructe à voix basse : pour qui se prend-elle, cette jeunette ? Elle n’était pas née lorsque Jeannine et Bernard sont allés voir le film de Godard…Leur première sortie ensemble. En 1963. Au Trianon, le cinéma sur les allées Jean Jaurès à Toulouse. Bardot en peignoir descendait les marches du toit de la villa et Bernard en sueur prenait la main de Jeannine. Elle la lui avait laissé jusqu’à la fin. Ils s’étaient embrassés pendant le générique. C‘est resté là, dans un coin de son cœur et personne n’empêchera Jane de voir l’endroit qui a suscité leur premier baiser.

Jane fomente son plan en engloutissant ses spaghettis ai frutti di mare : sur le plan, elle a repéré le chemin qui mène à la villa Malaparte. Alors qu’Hervé l’Erudit (ex professeur d’histoire) teste les connaissances de Francesca, le troupeau s’élance vers les ruines de Tibère. En fin de groupe, Jane marmonne à son mari :

- Viens, on s’en va !

 Il la regarde, interloqué :

- Mais où, Ninine ?

- Voir la maison du Mépris.

Une lueur dans les yeux de Bernard :

- Je croyais que tu avais oublié... J’y pensais mais je n’osais pas t’en parler.  

Au signal de Jane, ils tournent dans une ruelle, marchent au pas de course en gloussant. Jane avance aussi vite qu’elle le peut, trottine derrière son mari qui s’envole. Elle sourit : l’espace d’un instant, elle a cru retrouver ses vingt ans. Elle savoure le soleil sur sa peau, déguste la beauté nonchalante de ce bout de paradis. Blanches bâtisses, citronniers, orangers, kumquats, lauriers-roses, cactus géants et parfois, l’éclat de la mer surplombant une terrasse privée. Après le dernier hôtel, changement de décor : la petite rue tranquille se transforme en sentier. Pins immenses accrochés aux parois de falaises vertigineuses. Etendue de bleu, horizon infini. Jane marche à pas lents, s’agrippe au muret, elle a chaud, respire bruyamment. Bernard se retourne : « Ça va Ninine ? Tu es rouge comme un homard ! N’aies pas peur, c’est bétonné ». Il repart en sifflant. Jane fulmine, elle grommelle, sa mauvaise humeur revenue. Comment a-t-elle pu épouser ce goujat ? Elle pourrait se débarrasser de ce mollusque indélicat, le pousser par-dessus le muret. Elle dirait aux autres en pleurant que c’était un accident…

- Ninine, regarde, la maison du Mépris ! 

Villa ocre parée d’une virgule blanche, allongée sur une roche au milieu du bleu.

Jane esquisse un sourire ravi, les yeux rivés sur cette vision attendue qui, pourtant, la surprend. Bardot descend les marches et Bernard prend sa main. « Rappelles-toi, ma Ninine, comme on s’aimait… ». Son visage tout près. Va-t-il l’embrasser ? Le soleil lui tourne la tête. Un instant, elle s’imagine blonde sublime, jeune et mince. « Ça va, Ninine ? Tu es aussi pâle qu’un beluga ! ». Jane repousse Bernard et repart à grands, pas, excédée.  

Tout ce bleu la calme, peu à peu. Bernard marche loin devant elle, se retourne de temps à autre. Elle préfère l’ignorer, regarder l’horizon. Tout l’énerve chez lui. Sa façon de bouger, de parler, de respirer. Soudain, il disparaît. Lorsqu’elle lève les yeux, elle est pétrifiée. Bernard est juché sur un escalier interminable. Puis, elle hausse les épaules. Un beluga, elle ? Jane s’élance. Inspirer, expirer. Elle souffle, suffoque, elle est rouge comme une brique, une grosse brique presque morte, elle a mal aux jambes, elle a mal aux genoux, elle a mal partout. Chaque fois qu’elle pense arriver en haut de la falaise, elle découvre une nouvelle volée de marches insolentes. Et Bernard, où est-il ? Le voici, tout près d’elle. Il l’encourage, la tire par le bras. « Allez, ma princesse, tu y es presque ». Jane n’en peut plus, Jane va mourir, mais elle savoure d’entendre son mari s’adresser à elle comme avant. Lorsqu’il ne l’appelait pas encore Ninine, ce surnom ridicule. Lorsqu’elle était son amour, sa colombe, sa mésange du sud-ouest. Bernard redouble d’efforts, il pousse sa femme, il ahane, il est fort comme un âne. Enfin, ils arrivent au sommet de l’escalier et s’effondrent l’un sur l’autre. Se traînent jusqu’à la terrasse d’un café planté là par miracle, où Jane s’écroule sur une chaise en métal à l’ombre d’un olivier. Le visage embrasé, elle respire si fort qu’elle ne comprend pas ce que lui dit son mari. Le serveur, l’air vaguement inquiet, les observe tour à tour. Enfin, elle reprend son souffle et murmure : « Une citronnade, per favore ». Bernard ne s’émerveille pas de la vue splendide que domine la terrasse, il couve sa femme d’un regard admiratif. Soudain, il se lève, enroule ses bras autour de ses épaules, lui susurre à l’oreille : « Jeannine, ma rebelle, tu es aussi belle qu’un coucher de soleil… ».

 

Lorsque Francesca est en colère, elle hurle en bilingue : sujets, verbes, compléments en français ; insultes en italien. Où étaient-ils passés ? Une heure vingt-sept qu’on les attend ! Rompiscatole dei francesi ! Le groupe (Hervé et Jacqueline en tête) est outré par la fugue de ce couple désobéissant qui s’excuse comme deux adolescents insolents. Le bateau du retour file vers Naples et Bernard photographie avec frénésie la silhouette de Capri encerclée de brume. Jeannine ne dit rien. Elle sourit. 

Karine GUITON