CONCOURS DE NOUVELLES

RESULTATS 2015 - CATEGORIE ADULTE

3ème PRIX

Alda FLORES FERT - de Grillon (84)

Mon premier voyage

J’ai cinq ans. J’ai mal au coeur. J’ai rendu mon repas et une odeur de vomis persistante me rappelle à chaque virage que mon estomac est en crise. Le sac en plastique et la serviette éponge posés sur mes genoux me rassurent un peu. J’ai honte d’avoir sali la belle voiture du monsieur qui nous emmène. Je vois bien que ma mère a honte aussi. Elle me surveille du coin de l’oeil et me répète sans cesse de prévenir dés que je me sens mal. Mais comment lui expliquer que je me sens mal tout le temps. Je sais bien qu’elle voudrait que je fasse un effort,  qu’elle n’avait pas prévu que je lui causerais tant de soucis. La route sinueuse n’arrange rien.L’automobile a déjà passé plusieurs cols. Je voudrais rentrer chez nous, mais nous nous éloignons encore un peu plus. J’appuie ma joue contre le bras de ma mère et je ferme les yeux pour ne plus voir les montagnes noires et les virages serrés qui me font peur.

Dire qu’hier encore ce voyage, promettait d’être, une fantastique aventure. Déjà des semaines que l’impatience me rongeait. J’avais une telle hâte de partir enfin. Depuis l’extraordinaire nouvelle que mon père nous avait annoncée, notre vie n’avait plus été la même. Une frénésie s’était emparée de toute la maison. Les préparatifs du départ avaient occupé tout le monde et je n’avais pensé qu’à la joie que j’éprouverais au moment de partir. La joie d’être enfin auprès de mon père et de le suivre dans ce pays que lui seul connaissait. Nous allions vivre, tous réunis, des moments exceptionnels et j’étais si fière de faire partie du voyage. Si quelques questions étaient restées sans réponse, la belle assurance de mon frère avait fait taire mes inquiétudes.

Mais curieusement, ce matin, lorsque l’automobile avait quitté les chemins de notre village pour s’engager sur la grande route, tout m’était apparu différent. Tout le monde était tendu.Ma mère était pâle et poussait de grands soupirs. Elle portait régulièrement à ses yeux son petit mouchoir à fleurs qui sentait l’eau de Cologne. Mon frère avait rangé ses éternelles pitreries, ses devinettes insolubles et même son précieux canif. Il avait le nez collé à la vitre et semblait ne pas se soucier de l’ambiance générale. Mon père à l’avant, parlait avec le conducteur. Je devinais à l’intonation de sa voix qu’il était inquiet lui aussi. Je réussis à saisir quelques bribes de la conversation et ce que j’entendis finit par détruire ma confiance. Nous allions passer la frontière illégalement.

Portugal, avril 1971, nous fêtons Pâques. Je me trouve jolie. J‘étrenne pour l’occasion une belle tenue blanche. J’ai une robe à smocks, avec de jolies broderies au col. Des sandales neuves, des socquettes blanches et même un petit chapeau en raphia blanc qui complète ma tenue. Il fait beau et chaud, nous nous promenons après le repas familial et je tiens la main de mon père. Il n’arrête pas de me sourire et ses bras me saisissent régulièrement pour me faire voler dans le parfum des eucalyptus. Je suis heureuse. Mon père est revenu hier chez nous.Après les premiers moments de timidité passés, j’ai retrouvé le plaisir d’avoir un papa à la maison. Depuis son départ, nous vivions en vase clos, mon frère de cinq ans mon aîné, ma mère et moi-même. Mon père nous avait quitté pour tenter sa chance à l’étranger. Des amis d’enfance lui avaient longuement vanté les avantages de l’émigration. Le travail précaire à l’usine, la vieille maison sans confort que nous louait ma tante et les maigres ressources du ménage n’avaient pas fait le poids dans la balance. Sur l’autre plateau, il y avait des promesses d’Eldorado et surtout la liberté d’aller, de venir, de penser. Ce pays de cocagne,  c’était la France.

Il était donc parti en éclaireur. Il avait passé toute une année loin de nous. Il nous écrivait de longues lettres que ma mère nous lisait le soir. Il racontait une terre aux mille richesses. Des merveilles de modernité semblaient faciliter la vie des habitants de ce pays. Il avait trouvé sans difficulté un travail qui lui permettait de préparez notre venue. Il nous envoyait chaque mois de l’argent, par mandat postal. Ma mère rangeait les précieux billets dans une ancienne boîte à biscuits au fond de l’armoire à linge. Il trouva également un logement, un appartement de trois pièces en ville, avec toutes les commodités et des magasins juste en bas de l’immeuble.

Il racontait dans sa dernière lettre, qu’il avait pu acheter des meubles d’occasion et qu’une gentille dame, lui avait même donné des jouets pour moi. Autant dire qu’après cela, partir vivre dans un tel pays ne m’effrayait absolument pas. Je voulais m’en aller découvrir ce nouvel univers où la vie semblait si douce et qui enchantait mon père à ce point. Il disait que les gens étaient insouciants là bas, qu’ils aimaient faire la fête et chanter des chansons très gaies qui parlaient d’amour et de soleil. Il racontait que chacun pouvait, à sa guise critiquer les gens du gouvernement et s’opposer aux policiers sans craindre pour sa vie. Il disait que les ouvriers tutoyaient les patrons, qu’ils se querellaient même souvent. Ils réclamaient ouvertement des augmentations et refusaient de travailler lorsqu’il faisait trop froid. Et chose incroyable, ils avaient droit à des jours de congés qu’ils utilisaient pour partir à la mer l’été venu. Si un ouvrier se blessait ou tombait malade, il pouvait se reposer chez lui et était payé quand même. Le gouvernement s’occupait de tout. L’école était gratuite, nous pourrions faire des études comme les enfants de riches.

Maintenant, il était à nos cotés et il continuait à raconter ce pays, si différent de notre quotidien. Bien sûr, il y avait la barrière de la langue. Ma mère se faisait beaucoup de soucis. « comment- allons-nous nous faire comprendre. Comment faire pour le marché, l’épicerie, l’école des enfants … » Mon père avait réponse à tout. Il avait déjà des amis sur place. Une famille originaire de notre village était déjà installée avec leurs enfants. Ils parlaient déjà français et nous aideraient dans nos démarches.

Très vite, il organisa le voyage. Nous ne pouvions emmener que peu de choses. Des valises avec nos vêtements, et les quelques pauvres souvenirs d’un passé douloureux.

Nous partirions par la route. Un ami de mon père, déjà installé là bas lui aussi, possédait une automobile. Moyennant finance, il nous servirait de chauffeur. Mon père nous fit la leçon, le voyage durerait trois jours, il allait falloir être très sage, ce monsieur n’avait pas d’enfants, il ne faudrait pas le déranger.

Nous habitions au nord du Portugal à quelques kilomètres d’une ville frontalière de l’Espagne. Entre ces deux pays voisins, dirigés par des autocrates paternalistes, les consignes étaient strictes. Contrôle absolu aux frontières. Une tolérance toute locale était accordée aux frontaliers. Nous avions le droit, en possession d’un passeport tout aussi local, de circuler entre notre ville portugaise et la ville espagnol d’en face. La pénurie de denrées alimentaires obligeait les portugais à se ravitailler sur les marchés espagnols. Les prix étaient bien plus abordables que chez nous et l’on trouvait toutes sortes de biens de consommation.

Deux semaines après Pâques, le jour du grand saut, mon père est le seul à posséder un passeport avec un visa pour la France. Il le présente aux douaniers ainsi que le passeport local de ma mère ou nous figurons mon frère et moi. Il explique qu’il est revenu au pays pour les vacances et qu’il emmène sa petite famille en promenade pour la journée. Le douanier se penche, nous observe, regarde encore une fois les passeports. Mon père, donne force détails, j’ai comme le sentiment qu’il en fait trop. La barrière s’ouvre enfin, on nous fait signe de poursuivre. Mon frère est tout blanc, ma mère s’accroche à son mouchoir. Mon père prononce alors ces mots à voix basse « maintenant, nous devons nous en remettre à la chance. Si nous nous faisons arrêter sur la route, ils nous renverront en arrière et je perdrai mon visa ».

Alors commence un long périple sur les routes espagnoles. Un voyage de mille six cents kilomètres nous attend, jusqu’à notre destination finale, une petite ville de la région Rhône Alpes à l’est de Lyon. Nous traversons les montagnes de Galicie. Les routes sont mauvaises. Je saurais plus tard, que notre chauffeur, évite les voies trop fréquentées. L’automobile s’engage sur des passages à flanc de montagne. Les garde-fous en pierre sont très bas et nous pouvons à chaque virage apercevoir des ravins rocailleux. Au fond de cette voiture, je ne suis plus qu’une petite chose terrorisée. Ma mère a terriblement peur aussi, et me transmet allégrement, ses angoisses. Et par-dessus tout, à chaque village traversés, j’imagine les carabiniers espagnols surgir et stopper notre voyage. J’ai peur, j’ai froid, je suis malade. Je vomis encore. Pendant de nombreuses années, je vais trainer cette peur panique de traverser l’Espagne. Je ne prends aucun plaisir à regarder les paysages. Tout me parait sombre, froid, sinistre. Des villages fantômes jalonnent la route. Des villes émergent au milieu de désert à vautours. Nous roulons jour et nuit. Le conducteur fait peu de pause. Il dort une heure au gré des arrêts, sur le bas côté de la route ou sur le parking d’un restaurant pour routiers. Pour les repas, nous pique-niquons, le plus souvent, groupés autour de la voiture. Ma mère, avant le départ, avait préparé un panier de victuailles bien garnis. Des escalopes panées, des beignets de morue, des oeufs durs, du chorizo et du pain sont notre ordinaire à chaque pause. L’absence de repas chaud n’arrange pas notre état général. Nous sommes épuisés. Les joues de mon père se couvrent d’une barbe noire. Des odeurs corporelles flottent dans l’habitacle. Mon odeur de vomi à moi, me suit partout. Je ne peux plus rien manger. Je dors beaucoup. Ma mère m’oblige à boire de l’eau, que j’ai envie de recracher aussitôt.

Après des heures de paysages désolants, nous arrivons sur une route où l’on aperçoit l’océan. Nous longeons les côtes basques. Nous nous arrêtons plus souvent, le rythme du voyage se ralentit. Nous commençons à dépasser des colonnes de gens chargés de valises et de paquets. Des embouteillages se forment, nous progressons très lentement sur une route encombrée qui traverse une petite ville. Il y a des camions, des bus, des voitures, des piétons. Au bout de la route, se trouve un pont sur une rivière, et un nouveau poste frontière. De l’autre coté, à quelques pas, la France.

Nous attendons là durant de longues heures. J’ai envie de faire pipi. Nous sortons de la voiture. Ma mère m’accompagne et nous prenons la file d’attente aux WC publics. Mon père se dirige vers un groupe de gens assis sur leur valises et discute avec eux. Le bruit court que les douaniers espagnols ne laissent passer personne aujourd’hui. Comme ça, sans raisons, comme d’autres jours, la frontière se transforme en passoire sans que personne ne sache exactement pourquoi.

Combien de temps avons-nous attendu là avant que la longue colonne ne s’ébranle ? J’ai dormi, j’ai eu chaud, soif, j’ai dû pleurnicher, geindre, me plaindre, comme un enfant de cinq ans. Les autres, les miens, ont du souffrir tout autant. Les adultes avaient en plus une vision réelle des enjeux en cours. L’angoisse, l’attente, la fatigue, la peur de l’inconnue, un cocktail parfait pour des nuits d’insomnie.

Je suis réveillée par la voix de ma mère qui me dit gaiement « allez, prépare toi, nous sommes en France ».

La voiture roule au pas, il y a encore des gens de tous les côtés. Pendant mon sommeil, nous avons passé les deux postes frontières espagnol et français. Les espagnols débordés par l’affluence ont fermé les yeux. Mon père a masqué notre passeport avec le sien et ils se sont contentés de jeter un oeil au coffre de la voiture. Pour la douane française, mon père est en règle, il a une carte de séjour. Il demande pour nous le regroupement familial.

La seule condition d’entrée sur le territoire français, est un examen médical effectué auprès des autorités sanitaires. La croix rouge a organisé un dispensaire au poste frontière. Nous sommes à Hendaye. Une réplique, nouvelle, de Long Island. Une ancienne Lampedusa, Sangatte, ou autre débarcadère pour naufragés du tiers monde. En 1971, les portes du monde occidental s’ouvraient sur Saint Jean de Luz. Les candidats à l’immigration s’entassaient là avec enfants, bagages grossièrement ficelés, grands-mères épuisées. Un déversement de misère sur le beau parquet ciré d’un salon mondain. Des gens égarés dans les couloirs du temps. Cinquante ans de retard et mille kilomètres de distance, empêchent les portugais d’être européens. Ils ont pourtant endossé leur plus beau costume, celui du mariage que l’on gardait dans la naphtaline. Les femmes ont couvert leurs cheveux comme pour l’église. On ne sort pas tête nue dans le monde. La paire de souliers neufs prêtés par un cousin ou un ami a bien souffert du voyage. Les manteaux sont poussiéreux, les bagages cabossés, les enfants hagards. Des sédentaires transformés en gens du voyage. Beaucoup ont quitté leur village pour la première fois. Des villages sans électricité, eau courante ou visage étranger. Certains ont parcouru tout le chemin à pied, guidés par des passeurs gourmands d’économies. Ils ont laissé derrière eux un pays ruiné par les guerres coloniales et étouffé par la tentaculaire bureaucratie fasciste. Ils fuient le pain noir, l’éternelle soupe de haricots secs. Ils échappent aux servitudes d’une vie paysanne d’un autre temps, aux maisons insalubres et froides. Ils refusent de courber le dos plus longtemps devant les seigneurs moyenâgeux que sont les grands propriétaires terriens. Et au bout du chemin, la civilisation moderne, la liberté. Le choc des deux mondes a lieu ici, sur le pont de la Bidasoa.

Ma mère, en bonne mère de famille pauvre mais digne, met un point d’honneur à nous rendre présentables. Elle a sorti d’un sac nos affaires du dimanche. Nous nous changeons entre les deux portières de la voiture. Puis, avec un mouchoir et son éternel eau de Cologne, elle nous lave le visage et les mains. Un fonctionnaire en blouse blanche, que nous prenons pour un médecin nous montre la file d’attente devant le dispensaire. Mon père remplit des formulaires avec l’aide de notre chauffeur qui parle suffisamment français pour nous tirer d’affaires. Nous allons passer une visite médicale, nous explique t’il. Il faudra montrer que nous sommes en bonne santé et que nous n’avons pas de poux. C’est la panique à nouveau dans ma petite tête. «Mais, moi je ne suis pas en bonne santé, puisque je vomis tout le temps… » J’ai peur que l’on me garde ici. Je me cache derrière ma mère. Nous sommes examinés rapidement par un médecin : yeux, dents, reflexes, gorge. Je dois paraître déshydraté car une infirmière me donne à boire une eau sucrée au gout de médicament.

Voilà, nous avons le précieux sésame, l’autorisation d’entrée sur le territoire.

Curieusement mes souvenirs d’enfance s’arrêtent là. Le reste du chemin, je ne m’en souviens pas. On me dit que j’ai dormi encore et encore. Je n’ai pas vu la belle France que nous traversions. Je ne me souviens pas de notre arrivée à destination, en pleine nuit. On m’a porté et je me suis réveillée longtemps après dans un lit moelleux sous un gros poids de couvertures.

Je vois une fenêtre haute par laquelle filtrent les rayons du soleil. Je découvre la vue sur la rue. Il y a des magasins en bas avec des vitrines qui me fascineront pendant longtemps.

Mes parents défont les valises, je demande à mon père « où sont les jouets que la gentille dame a donnés ? ».

Alda FLORES FERT