CONCOURS DE NOUVELLES

RESULTATS 2012 - CATEGORIE ADULTE

2nd PRIX

Jean-Paul Lamy

Jardin d’Éden

Tout avait commencé dans les vieux quartiers d’Aix-en-Provence. Une ruelle tortueuse et étroite, le chant d’une fontaine toute en volutes, des maisons hautes, fières de leurs fenêtres à meneaux et, là, au rez-de-chaussée, coincée entre deux boutiques dont l’une était spécialisée dans les vêtements pour l’été et l’autre dans tout ce que pouvait produire l’olivier, une longue galerie qui s’enfonçait jusqu’à un patio paisible. Pour la quatrième année consécutive, le peintre parisien Luis Llosa avait loué cette galerie pour y exposer ses œuvres durant les trois mois d’été et ça marchait plutôt bien : de longues cohortes de touristes flânent quotidiennement dans cette ville et, sur le lot, il en existe fatalement qui sont prêts à mettre quelques centaines, voire quelques milliers d’euros dans une toile qui leur plaît. Alors, Luis qui était arrivé en juin au volant d’une camionnette bourrée de toiles jusqu’au plafond, remonterait sur Paris, fin septembre, à vide, mais le portefeuille gonflé de billets et de chèques. Contrairement à ses deux voisins qui trouvaient la conjoncture économique morose, il ne se plaignait pas. Il faut dire aussi que, soutenue par un dessin que l’on sentait vigoureux, sa peinture, sans être révolutionnaire, était consciencieuse, originale et joyeuse : des paysages colorés et gorgés de soleil, des fêtes foraines, des natures mortes débordant de fruits dorés ou écarlates… Tout cela respirait la joie de vivre et l’on pouvait vraiment souhaiter avoir l’une de ces toiles dans son salon.

Dans la courte vitrine, trois petits formats très colorés attiraient l’œil. Ils étaient entourés de quelques photos, jetées là presque négligemment, sur lesquelles on reconnaissait l’artiste en compagnie de célébrités des Arts, des Lettres, du Spectacle et de la Politique.

Ce jour-là, un homme de forte stature était entré. Luis l’avait salué d’un sourire et avait continué à dessiner une rapide nature morte au crayon gras : quelques objets un peu désuets qu’il avait disposés sur une table devant lui. Il avait remarqué que les visiteurs aimaient voir l’artiste travailler : cela apportait une authenticité supplémentaire aux peintures qui étaient exposées alentour et, d’autre part, il ne perdait pas son temps. Il disposait les dessins dans un carton et certains visiteurs, qui ne pouvaient acheter une toile, repartaient tout de même avec une œuvre originale non encadrée, certes, mais qui ne leur avait coûté que quelques dizaines d’euros.

Le visiteur avait déambulé dans la galerie en prenant son temps, attentif à chaque toile. Puis il avait regardé l’artiste travailler.

Au bout d’un moment, Luis avait posé ses crayons et levé la tête.

- J’aime beaucoup ce que vous faites, avait dit l’homme, ces couleurs sorties du tube, c’est gai, un peu fauve, sans doute, mais il y a là une touche qui vous appartient…

Luis n’avait pas répondu.

- Des natures mortes, avait poursuivi le visiteur, des scènes de fête, le cirque, des paysages, des portraits et pas un seul nu…

- J’en ai peint, comme tout le monde, quand j’étais aux Beaux-Arts, mais, depuis, très rarement, en effet.

- Dommage, je trouve que le corps de la femme est le plus beau sujet d’inspiration qui soit.

- On peut penser ça…

- Si vous en aviez eu un, je vous l’aurais pris… Je collectionne les nus… Que je vous explique : je suis Léon Baracuchet…

Luis fronça le sourcil : « Le… cuisinier ? »

- C’est ça. Je suis propriétaire du « Jardin d’Eden », à Rocheblanche, près de Montélimar… A dix kilomètres de la Nationale 7… Un trois toques, 19 au Gault et Millau…

- Je vous avouerai que je n’y ai jamais mangé mais, comme tout le monde, j’en ai entendu parler…

- J’ai quatre salles en carré autour d’un patio et des tableaux dans chacune d’elles. Un thème par salle : portraits, paysages, natures mortes, nus… Pour les trois premières, j’ai ce qu’il faut. Plus de place sur les murs. Mais je cherche des nus pour la quatrième.

- Désolé… Même dans mon atelier, à Paris, je n’ai pas ça…

- J’ai déjà un Florenberg, un Clarant, un Llagastera, un Vareglio… J’aurais bien aimé avoir aussi un Llosa…

- Écoutez : si vous n’êtes pas trop pressé, je vous en fais un, cet hiver, à Paris, et je vous le dépose en juin quand je redescends…

- Pourquoi pas ? Tenez, voici ma carte…


 

C’est ainsi que tout avait commencé… Luis était remonté à Paris quelques semaines plus tard et il s’était mis au travail. D’abord, trouver un modèle… Même s’il ne savait pas exactement ce qu’il cherchait, il pouvait dire que les modèles professionnels qui se présentaient ne lui convenaient pas. Il fit passer une annonce, reçut de nombreuses réponses et, un jour, il sut qu’il avait trouvé : Juliette était une jeune comédienne qui gagnait plutôt mal sa vie et qui était prête à accepter les petits boulots qu’on lui proposerait. C’était sa grâce un peu gauche, ses mines de chaton boudeur qui avaient séduit Luis. Il avait d’abord réalisé une série de portraits d’elle pour l’habituer à poser et pour apprendre son visage par cœur. Puis il avait peint un fond en s’inspirant d’une toile réalisée quelques années auparavant sur les bords de la Méditerranée : une fenêtre ouverte sur la mer, le ciel, le soleil, une fenêtre qui ne serait pas du tout le sujet central du tableau comme sur certaines œuvres de Matisse ou de Dufy. Il avait aussi couru les boutiques afghanes, indiennes et nord-africaines de Paris, il en était revenu avec des tentures et des coussins chatoyants. A ce moment, à ce moment-là seulement, Juliette était venue pour de longues séances de pose et il s’était mis à peindre. Et le tableau s’était patiemment construit. Quand la dernière touche avait été posée, il avait appelé Léon Baracuchet. Ils avaient convenu d’un rendez-vous.

 

 

- Laissez-moi le plaisir de déchirer le papier !… Oh ! Il est magnifique, magnifique. Je l’installe immédiatement, une place l’attend… Julien, apporte le champagne et les flûtes : on va arroser ça…

Avec d’infinies précautions, le cuisinier transporte le tableau et l’accroche.

C’est une grande toile plus haute que large : une chambre, un salon, on ne sait trop. La fenêtre est ouverte sur la mer d’un bleu intense, la lumière entre à flots. Une jeune fille nue est debout du côté gauche du tableau. Le geste qu’elle fait demeure suspendu. Elle semble indécise. Un instant d’équilibre que l’on devine instable. Son visage est vaguement boudeur ou fâché ou ennuyé, on ne sait trop. Sa peau légèrement hâlée est lumineuse, ses seins, d’une tonalité plus pâle, nous disent qu’on la surprend là dans son intimité. A droite, un canapé, une débauche de coussins éclatant de rouges. Ils sont un peu écrasés, résolument en désordre : la jeune beauté vient sans doute de se lever. Est-elle fâchée que le soleil soit déjà si haut ? Vient-elle d’être délaissée par un amant pressé de retourner à de plus sérieuses occupations ? Se demande-t-elle quels vêtements elle va choisir ? Au fond de la pièce, à droite, un miroir renvoie l’image de son dos et de ses fesses comme un écho de sa grâce innocente…

- Quelle sensualité !… C’est un chef d’œuvre, Monsieur Llosa… Vous avez peint cette jolie fille mais aussi la chaleur de l’été, l’absence de brise sur la mer, le temps qui s’arrête…

- Merci. Je suis heureux qu’il vous plaise…

- S’il me plaît ! C’est peu dire !… Mais vous ne m’avez pas dit le prix…

- Écoutez… C’est un honneur pour moi d’avoir un tableau dans une maison aussi prestigieuse que la vôtre… Je ne voudrais pas que nous parlions d’argent… Souvenez-vous : Modigliani, Gauguin et même Picasso… Bien des peintres de Montparnasse ou de Montmartre ont payé des repas avec une toile ou un dessin. Sur la nappe en papier du restaurant, parfois. Faisons revivre cette tradition, faisons un échange : cette toile contre le dîner de ce soir et une chambre pour la nuit…

- Mais… commence l’hôtelier qui n’en croit pas ses oreilles.

- Vous êtes un artiste, vous aussi, monsieur Baracuchet, alors, considérons cela comme un échange entre artistes.

L’entrechoquement de flûtes à champagne conclut la transaction. Il est bientôt l’heure de passer à table et le cuisinier dit son hôte : je vous ai commandé un nu sans autre précision, en vous faisant totalement confiance, alors, je vous demande la réciprocité : je voudrais que vous goûtiez une foule de petites choses, en petites quantités, sinon vous ne pourriez pas aller jusqu’au bout… Une sorte de menu-dégustation, en somme… Ici, c’est la Provence avec des fruits gorgés de soleil, les herbes de la garrigue, la Syrah, le Grenache, le Cinsault, le Mourvèdre qui vous font des vins charpentés et généreux. Mais le Lyonnais et ses traditions gastronomiques ne sont pas loin. Là, à portée de la main, les Alpes, de ce côté l’Auvergne, au Sud, Marseille où des bateaux accostent, chargés de toutes les épices de l’Orient… Mais j’ai là, aussi, des huîtres de l’Atlantique et des homards bretons. Ils viennent de plus loin, certes, cependant, je peux vous assurer qu’hier matin, ils étaient encore dans l’océan… Vous voyez : rien ne manque…

Alors, commencent pour Luis une fête, un véritable feu d’artifice, un festival, l’éveil émerveillé de papilles qu’il avait toujours pu croire absentes et qui n’étaient qu’endormies.

- « Petite mise en bouche », annonce le cuisinier : « févettes crues saupoudrées de fleur de sel de Guérande, de poivre rose et de cardamome », « tapenade d’olives de Nyons parfumée au thym et à la sarriette », « poutargue de Martigues au caviar de Gironde nappée d’une crème d’oursins et de poissons de roche »… Ah ! Vous ne connaissez pas la poutargue ! Des œufs de mulet séchés et brûlés… Oui, brûlés. Vous allez avoir l’impression de manger la mer… Je vous laisse déguster…

« Des févettes, crues, c’est tout simple et pourtant si délicieux… La tapenade est épaisse, onctueuse, généreuse, on comprend pourquoi l’olivier ressemble tant à un supplicié : il s’impose d’affreuses tortures pour produire des fruits qui permettent l’élaboration de cette merveille… Manger, oui, il a dit manger la mer, pas boire… Manger, mordre dans la mer, ce sont les mots qui conviennent tant tous ces éléments qui y sont présents sont palpables… La poutargue, c’est la quintessence de la mer… »

- Buvez donc ce vendanges tardives pour accompagner…

Le vin ne vient pas ajouter ses saveurs à celles qui dansaient une sarabande dans la bouche du peintre : il les multiplie.

Luis lève la tête : Juliette est là, en face de lui qui le regarde. Elle n’a pas un geste pour cacher sa nudité, au contraire, elle l’offre et partage cet instant d’intimité avec lui… Il réalise que, face à cette jeune fille silencieuse et immobile dans la lumière, une alchimie obscure est en train de transformer ce long travail accompli au fil des mois dans son atelier en une multitude de sensations nouvelles apportées par le mariage de nourritures venues du fond des océans, de garrigues desséchées, de vergers qui se cachent dans le pli de vallons humides, de jardins protégés des vents par des murets de pierre sèche… La mise en bouche, c’est le fond du tableau, présent sans prétendre jouer les premiers rôles… Mais arrive bientôt sur la table, une « petite timbale de bavarois d’araignée de mer à la ciboulette et aux vapeurs d’algues ». Il ferme les yeux et revit l’instant précis où il s’attaque à la chevelure. Pour ce tableau, comme pour beaucoup d’autres, il s’est interdit l’usage du noir. « Le noir de tant de cernes qui emprisonnent les objets que l’on peint… » Alors, il choisit un bleu très sombre puis ajoute une touche de violet. Non, du bleu encore… Et la longue chevelure aux reflets « aile de corbeau » commence à cascader sur les épaules. Il fluidifie sa peinture. Il reviendra encore et encore sur ces cheveux : c’est un glacis qui s’impose…

Suivent un « carpaccio de queue de homard, langoustines et Saint-Jacques à la crème d’oursins », des « bouquets royaux de Loctudy accompagnés d’huîtres tièdes à la crème de laitue de mer », une « bouchée de bar de ligne contisé aux truffes d’été et à l’oseille sauvage », un « gaspacho de queues d’écrevisses « pattes rouges », accompagné d’une mousse de tomates « grande caravane » et d’une fine purée de pointes d’asperges sauvages »… Chaque parcelle de nourriture qu’il savoure est une touche de peinture qui se pose sur la toile pour participer à ce tout que sera l’œuvre achevée… Chaque bouchée apporte un violent parfum d’iode qui s’éteint lentement pour se marier à ces saveurs, qui semblent monter de la terre, qu’exhalent la truffe et les vapeurs tourbeuses d’un grand malt… Luis peint l’arrondi d’épaules que la chevelure ne recouvre qu’en partie. Ce sont des touches de lumière qu’il dépose sur la toile… Juliette se dit un peu fatiguée de garder la pose… « Assieds-toi donc, dit-il, repose-toi un moment. » Elle vient regarder le tableau qui prend forme. Elle ne dit rien.

« Quatre pauvres mots pour enfermer les goûts : sucré, salé, amer, acide… quelle indigence ! pense Luis, il faut vite en inventer d’autres… » Justement, « un peu de sucré-salé, annonce le magicien : une « petite pastilla de pigeonneau aux pignons et à la cassonade »… Evidemment, vous sentirez d’abord un goût un peu douceâtre apporté par les pétales de rose mais il sera relevé en finale par la cannelle… »

Les seins de Juliette ressemblent à deux jolies pommes. Des pommes qui auraient désespéré Newton tant elles sont un défi insolent aux lois de la gravitation universelle. C’est aussi cette insolence que Luis veut peindre, cette évidence de la beauté… Il ne s’arrêtera que lorsqu’il aura envie de caresser la toile. « Tu as des seins magnifiques », dit-il. Elle fait la moue : « Non, trop petits. » « Je ne trouve pas : une poitrine de petite fille, ça fait fondre les hommes… pas tous, peut-être, il y a ceux qui n’ont rien compris ou qu’on a dû sevrer trop tôt… Ils ne rêvent que grosses mamelles, ces rustres… »

Luis ferme les yeux pour mieux savourer, peut-être aussi pour faire surgir d’autres images de ces heures de travail durant lesquelles la lumière lui semblait émaner du corps de son modèle… Il savoure à petites touches ce repas impressionniste, comme il a fait vivre à petites touches cette jeune fille immobile au milieu du désordre de son atelier.

« Une toute petite escalope de foie gras chaud à la prunelle sauvage, accompagnée de marmelade d’oignon de Roscoff, de miel de fleurs des bois, d’échalote et de sucs de porto »… Vous le prenez en bouche et vous attendez, ça fond tout seul, vous n’avez rien à faire, juste à attendre que le miracle s’accomplisse… »

« Ce ventre de satin, il faut que j’en rende la légère moiteur… »

Vient ensuite de la « souris d’agneau de Sisteron aux deux cuissons légèrement caramélisée, accompagnée d’un fond d’artichaut écrasé dans de l’huile de noisette et d’un petit mille-feuilles de pommes de terre de Noirmoutier aux aromates, sur un jus au grain de café. » Luis découvre aussi un soupçon de safran, du gingembre, de la badiane, du curcuma… Le repas et le tableau sont presque finis. Il boit une gorgée de vin qui demeure présente dans sa bouche longtemps après qu’il l’a avalée…

« Dommage que tu ne sois pas là, Juliette… Tu m’as dit que tu étais très gourmande : tu apprécierais ces « fraises au poivre de Java servies avec un lait de coco glacé au pollen » et ce « coulant de chocolat à la chair de potimarron et racine de persil »… Tu joues dans un vaudeville… Une tournée des plages… Ne bouge pas, encore une cuillérée pour me souvenir et encore quelques touches de peinture : le reflet dans la glace… Ce dos que l’on devine flexible, ces fesses… C’est si laid, des fesses d’homme et si beau, les fesses d’une femme… Et, les tiennes… »

« Alors, Monsieur Llosa, vous avez apprécié ? Vous voyez : de toutes petites quantités permettent de goûter à tout et de faire des découvertes… » « C’était grandiose ! Du grand art, Monsieur Baracuchet, je ne sais comment vous remercier… » Le restaurateur ne comprend pas : c’est à lui de remercier.

« Non, non… » Luis n’en dit pas plus. A quoi bon expliquer que, par la pensée, il a peint de nouveau ce tableau en même temps qu’il dégustait ces mets exceptionnels, qu’il a vécu totalement cet échange dont ils avaient convenu et que, si on lui avait apporté, en fin de repas, une jolie boîte contenant l’addition dans laquelle il aurait glissé à son tour une liasse de billets, le charme aurait été rompu… Mais, peut-être que le restaurateur a compris tout cela au-delà des mots prononcés et au-delà de ceux qui ne l’ont pas été car, lorsque Luis dit : « Si Juliette passe par le Midi au cours de sa tournée d’été, je l’inviterai à venir dîner chez vous. », il répond : « Vous serez mes hôtes. »

 

Jean-Paul Lamy